Ce qu'il y a de plus
exaspérant quand on réfléchit à l'état du journalisme au Canada, c'est la
manière aléatoire et fragmentée avec laquelle les événements sont couverts.
Lors de la publication de mon livre sur la crise au sein de la démocratie
canadienne, la majorité de l'information contenue dans mon ouvrage n'était pas
nouvelle. Il n'en demeure pas moins que la majorité des lecteurs n'avait jamais
entendu parler de bon nombre des événements choquants décrits dans cet ouvrage.
La trame narrative du pouvoir qui converge derrière les portes du cabinet du
premier ministre était tellement manifeste dans les articles et les reportages
publiés au fil du temps, que personne n'a pris la peine de les recenser et de
faire le lien.
Et voilà que l'histoire se
répète avec la question qui a vraisemblablement précipité la chute du
gouvernement Harper pour outrage au Parlement en mars 2011. Tandis que la
note manuscrite de Bev Oda a contribué à sceller le sort du gouvernement,
il a surtout été question du refus répété du gouvernement Harper de divulguer
les documents sur le traitement des prisonniers afghans. La décision du
président de la Chambre à l'époque, Peter Milliken, était historique et
confirmait que le premier ministre n'avait pas le droit de cacher de
l'information à la Chambre des communes. Pourtant, lorsque le ministre des
Affaires étrangères John Baird a annoncé à la fin du mois de juin 2001
que le gouvernement n'avait pas l'intention de divulguer toute l'information à
la Chambre, la question n'a pas soulevé l'ombre d'une protestation.
Question de se rafraîchir
la mémoire, rappelons-nous de l'épisode dans lequel un diplomate intègre et
courageux, Richard Colvin, fut assigné à comparaître devant un comité de
la Chambre en novembre 2009. Il déclara que « nos pratiques en
matière de gestion des détenus [étaient] anticanadiennes, improductives et
probablement illégales. » Il a décrit en détail comment les forces
canadiennes avaient détenu un groupe d'afghans beaucoup plus important que ceux
détenus par nos alliés (jusqu'à six fois plus de civils que les Britanniques et
vingt fois plus que les Néerlandais), et n'avaient pris aucune mesure pour
assurer le suivi de ces prisonniers ou les traitements qui leur étaient infligés
par la suite. Il expliqua comment les forces canadiennes arrêtaient des
chauffeurs de taxi et des vendeurs ambulants puis les remettaient aux forces
afghanes, qui procédaient à leur interrogation. Colvin était convaincu que les
probabilités que ces prisonniers aient été soumis à des actes de torture, ou
même tués étaient extrêmement élevées.
Colvin essuya une enfilade
d'attaques personnelles commises par le gouvernement et fut accusé d'avoir été
dupé par les talibans. La Chambre des communes demanda (par le biais du député
libéral John MacKay) à examiner tous les documents afin de confirmer les
allégations de Colvin. Sous prétexte que cela risquait de compromettre la
sécurité nationale, le premier ministre refusa. Ce refus mena à la décision
sans équivoque de Milliken en avril 2010, selon laquelle, de prime abord,
le gouvernement était coupable d'outrage. Milliken donna aux deux parties l'occasion
de négocier un compromis, ce qui déboucha sur la création du groupe
d'experts-arbitres, aux termes d'un protocole d'entente
(15 juin 2010) signé par le premier ministre, l'ancien chef de
l'opposition officielle (Michael Ignatieff) et l'ancien chef du Bloc
Québécois (Gilles Duceppe). Le NPD refusa de participer au processus. Le
groupe d'experts se composait de trois juges à la retraite – l'un d'eux décédé
en mars 2011 et les deux autres ayant produit le rapport, soit
Claire L'Heureux‑Dubé et Frank Iacobucci. Les juristes ont consulté régulièrement
le Comité spécial de parlementaires (formé de députés conservateurs, libéraux
et bloquistes).
Ce qui s'est produit le
22 juin 2011 a fait la une du Globe
and Mail dès le lendemain, mais s'est évaporé avec la canicule de l'été. Le
groupe d'experts a publié son rapport, indiquant clairement qu'il ne croyait
pas que son travail état terminé. La lettre qui accompagnait le rapport ne
laissait planer aucun doute sur la communication défaillante et sur les
nombreux différends entre eux et le gouvernement Harper pendant tout le mois
d'avril et une partie du mois de mai. Ils reconnaissaient que, avec la dissolution
de la 40e législature et les élections, la décision du président de
la Chambre « cessait d'exister ». Lors de la publication du rapport,
les juges ont précisé ceci : « Nous avons considéré que, dans ces
circonstances, il ne serait pas approprié que nous cessions nos travaux avant
que le Groupe ne termine ce qu'il s'était engagé à réaliser. » Quoi qu'il
en soit, leur lettre se terminait sur ces mots sans équivoque :
« Nous comprenons qu'aucun travail additionnel n'est attendu du Groupe
d'experts-arbitres. »
Avec cela, 4000 pages
de documents lourdement censurées ont été remises à chaque député, ce qui
voudrait dire qu'environ 40 000 autres pages n'ont pas été examinées
et dorment dans les dossiers du gouvernement.
Le ministre des Affaires
étrangères John Baird a annoncé qu'il n'avait aucunement l'intention de communiquer
le reste des documents. Douze millions de dollars venaient d'être dépensés et
c'était suffisant. « Je soupçonne », a-t-il dit, « que si nous
nous poursuivions ces recherches pendant 12 ans et que nous dépensions
120 millions de dollars, il y en aurait encore pour dire que cela n'est
pas suffisant. » Certainement Stéphane Dion, qui avait été membre du
Comité spécial de parlementaires, a dit que cela n'était pas suffisant, ainsi
que Bob Rae et le député du NPD Jack Harris, qui a qualifié tout le
processus de « farce ».
J'ai été encore plus
troublée de voir comment Baird présentait le traitement des « prisonniers talibans. »
Le témoignage de Colvin n'avait laissé aucun doute dans mon esprit qu'il ne
s'agissait pas de combattants ennemis. Les prisonniers étaient appréhendés au
hasard; des hommes au mauvais endroit, au mauvais moment. Puis j'ai appris que
si le Canada avait réellement cru que ces prisonniers étaient bel et bien des talibans,
le processus de détention aurait été entièrement différent. Les prisonniers
identifiés comme pouvant être des talibans n'étaient pas remis aux forces
afghanes, mais aux forces américaines en Afghanistan. Ainsi, le simple fait de
transférer des prisonniers afghans aux autorités locales pour qu'elles
procèdent aux interrogatoires signifiait que le Canada savait que ces
prisonniers n'étaient pas des talibans.
Ainsi, après plus de
18 mois de controverse, d'allégations dévastatrices, le tout couronné d'un
outrage au Parlement historique, l'ardoise a été effacée par les élections.
L'ordre de produire les documents adopté et donné par la Chambre a cessé
d'exister. L'ordre du président de la Chambre est donc nul et non avenu et,
bien qu'historique, il est désormais de l'histoire ancienne.
Comme me l'a fait remarquer
un journaliste : « Mais qui cela peut-il bien intéresser maintenant?
À présent, plus personne n'exigera que les autres documents soient
produits. »
Ce à quoi j'ai
répondu : « Ça m'intéresse et j'y veillerai. » J'espère que les
commettants de Saanich-Gulf Islands seront d'accord avec moi.